Le sous-travail, un article à polémique dans Les Echos...

Publié le par Bernard Sady

Les Echos du 20 mai dernier ont publié un interview de François Dupuy, « consultant pour de nombreuses grandes entreprises françaises ». Le moins qu'on puisse dire, c'est que cet article à fait grand bruit, si on en juge par le nombre de commentaires qu'il a suscité : 165 à ce jour. Ce n'est pas si courant dans Les Echos pour être noté.



Mais de quoi parlait donc François Dupuy pour déclancher un tel déluge de commentaires ?


Le titre n'est pas explicite et n'avait pas immédiatement attiré mon attention : « Le sous-travail, un fléau qui gangrène la société française ».



Heureusement, François Dupuy présente dès le début de l'interview le sujet : « Il s'agit du sous-travail généralisé. Il se développe de façon endémique dans notre pays. Entendons-nous bien : je ne parle pas ici des 35 heures qui sont la durée légale du travail. Je ne parle pas non plus des temps de travail fractionnés que l'on impose par exemple aux caissières d'hypermarché, ce que j'appelle le sous-travail subi. Non, la tendance que j'évoque est plus diffuse. Elle se traduit par le fait que certains salariés travaillent à peine le quart de la durée légale du travail. Voire moins dans certaines entreprises que j'ai observées. »



En fait, c'est la même observation faite par Taylor, il y a plus d'un siècle : le "soldiering" ou le "loafing" qu'on peut traduire respectivement par "tirage au flan" ou "flânerie"... Le premier est volontaire alors le second exprime plutôt une attitude passive.

Voici ce qu'écrivait Taylor dans Les "Principles" : « Les ouvriers avaient ensemble soigneusement fixé la vitesse à laquelle chaque travail devait être fait et déterminé une allure pour chaque machine de l'atelier, qui était limitée au tiers environ du travail d'une journée normale. »


Manifestement, ce problème n'est toujours pas résolu...



Je continue sur l'interview de Dupuy, qui donne un exemple : « Dans une usine d'une grande entreprise industrielle française dont je tais volontairement le nom, le poste de travail est d'une durée de 7 h 38. Sur ce total, l'engagement de l'ouvrier, c'est-à-dire le temps réel qu'il a passé à travailler, a été mesuré à 4 h 20. La différence ? Les pauses, les conversations avec des collègues, les congés maladie qui sont aujourd'hui considérés comme un dû dans certaines entreprises. Le sous-travail, c'est tout cela. Je pourrais multiplier les exemples. Avec un constat : loin d'être cantonné, comme on le pensait, à l'administration publique, le sous-travail touche tout aussi bien les entreprises privées. »


Par expérience, je confirme ce constat. Mais si ce phénomène existe, contrairement à ce que suggère François Dupuy, il n'est pas généralisé : Taylor est passé par là.... Les opérateurs travaillant sur des postes qui ont été chronométrés, rationalisés et mis sous contrôle font largement leur travail pendant leur temps de présence.



Plus intéressant, Dupuy, comme Taylor tente une explication de l'origine de ce sous-travail.


Mais il arrive à une toute autre conclusion.

Pour Dupuy, l'explication se fait « essentiellement par l'histoire. De la Seconde Guerre mondiale et jusqu'au deuxième choc pétrolier, il était difficile de trouver une voiture ou de se faire installer le téléphone. Les produits étaient rares. Conséquence : le producteur était en mesure d'imposer son prix au client. Du coup, l'actionnaire, étatique ou privé, pouvait se permettre de laisser filer les conditions de travail puisque le surcoût était supporté in fine par le client. De ce point de vue, actionnaires et salariés étaient alors alliés. Puis il y a eu les chocs pétroliers et l'ouverture des marchés. La concurrence a poussé l'actionnaire à faire alliance cette fois avec le client. Les entreprises se sont alors efforcées de récupérer tous les avantages donnés aux salariés sous la période précédente afin de diminuer les coûts. Beaucoup d'entreprises, notamment celles qui sont issues ou sont encore dans la sphère publique, restent touchées par le phénomène du sous-travail. »


Dupuy remonte à la seconde guerre mondiale, alors que le phénomène est identifié depuis plus d'un siècle. Mais son explication est intéressante : les trente glorieuses n'ont pas incité les entreprises à veiller à leur productivité : il suffisait de produire, (presque) quel que soit le prix, pour vendre et faire du profit. Alors qu'avec les chocs pétroliers et l'ouverture des marchés, la concurrence a commencé à faire rage et il a fallut réduire les coûts.



Rappelons que pour Taylor, « la flânerie (loafing) ou le tirage au flan (soldiering) procède de deux causes. Premièrement, de l'instinct naturel et de la tendance des hommes à "se la couler douce" (to take it easy), qui peut être appelé flânerie naturelle (natural soldiering). Deuxièmement, de réflexions et raisonnements complexes provenant des relations avec les autres ouvriers, qui peut être appelé flânerie systématique (systematic soldiering). » (Shop Management).


Après avoir constaté que : « La paresse naturelle des hommes est sérieuse », Taylor aborde immédiatement la flânerie systématique : « mais, de loin, le plus grand mal dont à la fois les ouvriers et les employeurs souffrent est la flânerie systématique qui est presque universelle dans tous les systèmes ordinaires de management et qui résulte d'une étude approfondie de la part des ouvriers de ce qu'ils pensent être leur plus grand intérêt. » (Shop Management).

Taylor passe rapidement sur la paresse naturelle des hommes, car pour lui, le fait de résoudre la flânerie systématique règlera avec les mêmes remèdes le phénomène de la flânerie naturelle.


Concernant la flânerie systématique, le constat est toujours d'actualité : « Dans ce système, les meilleurs ouvriers ralentissent graduellement, mais sûrement leur allure jusqu'à celle des plus mauvais et des moins efficients. Quand un ouvrier naturellement énergique travaille pendant quelques jours à côté d'un ouvrier paresseux, la logique de la situation est irréfutable : « Pourquoi travaillerais-je dur, quand ce type paresseux a la même paie que moi et fait seulement moitié moins de travail ? ». (Shop Management). Et ce type d'ouvrier « passe une part considérable de son temps à étudier comment il peut travailler lentement et encore convaincre son patron qu'il va à la bonne allure. » (Shop Management).



Revenons à Dupuy. Il continue : « Il faut parfois un choc pour arriver à y échapper, comme par exemple la menace d'une faillite. C'est ce qui s'est passé par exemple chez Renault sous la présidence de Georges Besse ou à Air France sous la direction de Christian Blanc. »

Il est vrai qu'un choc aide à se remettre en question.



Puis Dupuy évoque l'organisation du travail : « D'une manière générale, les entreprises qui ont adopté un mode de production transversal, ce que l'on appelle le mode projet, ont fait diminuer le sous-travail. Dans ce type d'organisation, le contrôle social des uns sur les autres est fort, donc dissuasif. »


La pression sociale est très importante, et contrairement à ce que dit Dupuy, elle est beaucoup plus importante que la forme d'organisation.


Par exemple, avec un mode de production "à la chaîne", Toyota fait travailler ses ouvriers avec une efficacité impressionnante essentiellement grâce à la pression sociale : si un ouvrier est absent, ce sont les autres qui font le travail, et si il y a du retard, les ouvriers devront rester une heure ou deux pour rattraper ce retard...


Et par ailleurs, le mode projet peut très bien générer du sous-travail. La pression sociale peut jouer dans un sens ou dans l'autre... Dans une entreprise où le sous-travail est fréquent, si le chef de projet n'est pas très bon, la productivité des membres de l'équipe projet ne sera pas terrible...



Taylor expliquait la flânerie par cette pression sociale. A l'époque, le salaire était déterminé non pas en fonction de la production réalisée, mais les employeurs le fixaient en fonction de ce qui leur semblait correct et surtout en fonction de l'offre et de la demande. C'était le libéralisme pur et dur. Pourquoi les ouvriers travailleraient-ils plus alors que leur salaire restait constant ?

Le travail aux pièces était censé résoudre ce problème, cependant les employeurs avaient l'habitude de baisser régulièrement les tarifs. « Lorsqu'un ouvrier a vu le prix par pièce qu'il produit, diminuer deux ou trois fois comme résultat d'un travail acharné et qu'il a augmenté sa production, il abandonnera entièrement le point de vue de son employeur et se déterminera résolument à ne plus subir de baisse si la flânerie peut l'éviter. » (Shop Management).

La flânerie est donc la réponse logique aux systèmes de salaires en place, qu'ils soient définis par un tarif à la pièce ou un tarif à la journée. La pression sociale se chargera d'imposer cette flânerie à tous : « Les ouvriers les plus jeunes et les moins expérimentés sont instruits de cela par leurs anciens, et tous les moyens de persuasion et de pression sociale sont utilisés pour empêcher les ouvriers avides et égoïstes d'établir de nouveaux records qui aboutiraient temporairement à une augmentation de leur salaire, pendant que tous ceux qui viendraient après devraient travailler plus dur pour l'ancien salaire. » (Shop Management)



A la question du coût de ce sous-travail, Dupuy répond : « Il y a dix ans, l'Inspection générale des finances avait calculé dans un rapport que le coût de la collecte de l'impôt était en France trois fois plus élevé que dans d'autres pays comme la Suède ou l'Espagne. Or l'efficacité d'une administration fiscale devrait se mesurer par sa capacité à accroître aussi peu que possible la masse d'impôts à collecter par le coût de cette collecte ! Cet écart de un à trois est colossal. Jusqu'à ce rapport, le coût du sous-travail et de la sous-organisation n'avaient jamais été évalués. Si on pouvait faire le calcul à l'échelle de tout le secteur public, on arriverait à un chiffre effroyable ! C'est ce que j'appelle le "surcoût du service pauvre" : l'administration délivre un service pauvre à un prix très élevé. »

Impressionnant.



Et Dupuy continue ses attaques contre les rentes de situation au sein de la fonction publique : « Les dirigeants se rendent bien compte que ça ne peut plus durer. Ils pratiquent donc une politique de rapine, en reculant un peu l'âge de la retraite, en supprimant quelques postes par-ci par-là. Ils exaspèrent ainsi la méfiance du corps administratif qui se braque au moindre mouvement. C'est un vrai cercle vicieux. Un cercle renforcé par l'extraordinaire égoïsme des syndicats de fonctionnaires, décidés à ne rien lâcher. Se développent alors des mentalités de forteresse assiégée. On se croirait à Fort Alamo ! C'est frappant par exemple chez les enseignants, selon lesquels il ne faudrait surtout rien changer. Dans l'université, des gens qui savent qu'ils ne travaillent pas assez se crispent au moindre signe de changement. Mon maître Michel Crozier disait déjà que l'Education nationale est un problème beaucoup trop important pour qu'on s'y attaque... » Avec de telles paroles, Dupuy ne va pas se faire que des amis... Il suffit de lire les commentaires...



Après l'Etat, qu'en est-il dans les entreprises ? « Certaines entreprises ont réussi à reprendre la situation en main. Et heureusement : elles se sont ainsi sauvées - je parlais tout à l'heure d'Air France ou de Renault. Avec une volonté de fer, certains patrons ont réussi à bâtir de grands groupes mondiaux, comme Saint-Gobain, Total, Lafarge ou L'Oréal. D'autres ont échoué. Pour survivre, elles ont développé des stratégies alternatives. D'abord le recours aux intérimaires, qui eux travaillent à fond. Dans l'une des entreprises où j'ai enquêté, j'ai pu mesurer une productivité des intérimaires supérieure de 40 % à celle des salariés maison occupant le même poste ! Autrement dit, les salariés de l'entreprise peuvent d'autant plus sous-travailler qu'il y a des esclaves pour faire le boulot. Les intérimaires acceptent ça parce qu'on leur agite sous le nez la carotte de la titularisation : si vous travaillez bien, vous serez embauché et vous pourrez à votre tour souffler. »

Concernant les intérimaires, c'est tout à fait vrai. Hélas.



La conséquence ? « C'est ici que le sous-travail devient le plus corrosif. Car les entreprises s'efforcent alors de réduire leur dépendance au travail. Elles le font en délocalisant. »


Les délocalisations ne seraient donc pas motivées seulement par des raisons économiques, mais aussi par le fait que certaines entreprises ne veulent pas s'embêter avec les problèmes de personnel... :

« L'objectif premier de nombreuses délocalisations n'est pas de faire travailler des gens moins payés... mais de faire travailler des gens ! Pour cette seule raison, une grande entreprise industrielle envisage ainsi de réduire ses effectifs dans ses usines en France... de 85 %. L'autre moyen de réduire la dépendance au travail, c'est l'informatisation et la mécanisation. Dans la logistique par exemple, les entreprises réfléchissent à remplacer les hommes par des robots dans les entrepôts. Le sous-travail tue le travail. Pire encore : le sous-travail permet à une génération de vivre confortablement en tuant le travail pour la génération suivante. »



Mais dans les PME, la situation est meilleure : « Dans une bien moindre mesure. Pour une raison toute simple : dans un univers moins grand, où le contrôle social est plus fort, il est difficilement acceptable que l'un travaille beaucoup moins que l'autre. »



La solution à cette flânerie selon Taylor est que les employeurs donnent des salaires élevés aux ouvriers, qui en échange produiront plus, ce qui diminuera les coûts de production.

Pour Taylor, la solution sera donc uniquement financière, mais suffisamment incitative.


Dupuy a une toute autre approche : « Pour faire bouger les choses, il faut une crise majeure, comme celle que nous vivons aujourd'hui. Hélas, cette crise ne fera bouger les lignes que dans le secteur marchand. Dans tous les secteurs où n'existe aucune menace sur l'emploi, on continue à vivre dans une tour d'ivoire. Les syndicats ont ici une responsabilité historique. A court terme, ils exercent une action salutaire dans la crise, en s'efforçant d'endiguer la colère sociale. Mais à long terme, ils ont une lourde responsabilité dans le maintien du statu quo et la perpétuation d'inégalités de toutes sortes. »



Et dans le secteur public ? « En France, la réforme de l'Etat n'a jamais été menée à son terme. Au point où nous en sommes aujourd'hui, je ne vois plus qu'une solution : il faut une nuit du 4 août. Abolition du statut général de la fonction publique ! Avec tout ce qu'il implique : emploi à vie, augmentations à l'ancienneté, etc. Bien sûr, cela paraissait impossible. Mais encore début 1989, il paraissait impossible que le mur de Berlin puisse un jour s'effondrer ! Une fois le statut aboli, il deviendrait possible de rebâtir une autre organisation où la logique de la nécessité l'emporte sur la logique de l'envie. Alain Juppé expliquait qu'il serait temps d'adapter l'horaire des policiers à celui des délinquants... C'est exactement cela qui est en jeu. La nécessité permettrait de redonner du sens, de donner du pouvoir au premier niveau d'encadrement, de gérer enfin les ressources humaines, d'avoir des promotions au mérite et non plus à l'âge. »


Il est vrai que la fonction publique semble irréformable. Faudra-t-il réellement une catastrophe pour que ça change ? Car tant que l'Etat peut continuer à prélever des impôts sur le secteur privé, les fonctionnaires continueront à penser qu'ils sont indispensables au bonheur des "administrés" et que pour bien s'en occuper, il ne faut pas qu'ils travaillent trop vite...



Et Dupuy conclut : « Faut-il le rappeler ? Le travail, c'est d'abord une logique de la nécessité. »

Oui, travailler pour vivre et non vivre pour travailler...



Ce qui est étonnant, dans cet article et les commentaires qui sont faits, c'est que personne ne parle Taylor, alors que c'est le premier qui a abordé cette question.

Mais Taylor n'a certainement pas la bonne réponse, ou a pour le moins une réponse incomplète. Comme l'a montré Herzberg, le salaire peut être un puissant moyen de démotivation, mais un faible moyen de motivation. Et son système s'est transformé en une machine à écraser l'homme au service de la production...

Dupuy n'a pas non plus la bonne réponse. Attendre la catastrophe ne sera jamais une bonne réponse. Certaines entreprises ont une excellente productivité avec un personnel travaillant correctement, tout simplement en ayant un management humain qui considère les employés comme des hommes et non comme des machines. Et elles n'ont pas comme seul objectif le profit...

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