Simple ou complexe ? (3ème partie)
Après avoir présenté la critique imparfaite faite par Florent Fouque concernant l’affirmation par Goldratt de « l’inhérente simplicité » de la réalité, et l’argumentation telle que Goldratt la présente dans « The Choice », l'un de ses derniers livres, il est temps de conclure : la réalité est-elle simple ou complexe ?.
Et au final, qui a raison, Goldratt ou les systémiciens ?
A moins que ce ne soit Florent Fouque qui considère qu’entre Goldratt et les systémiciens, il n’y a pas de différence : Goldratt appellerait “simple” ce qui est considéré comme “complexe” par les systémiciens. Mais cette dernière position ne tient pas devant les écrits des uns et des autres, comme je l’ai montré dans mes billets précédents. Pour Goldratt la réalité est « extrêmement simple » et est donc contrôlable et prévisible. Pour la systémique, ce qui est « complexe » est imprévisible. Goldratt et les systémiciens sont aux antipodes au moins sur ce point.
Revenons à notre problème : la réalité est-elle simple comme le prétend Goldratt ou essentiellement complexe comme le prétendent les systémiciens ?
La réponse est en fait très… simple et est donnée par un… systémicien, Jean-Louis Le Moigne dans son ouvrage phare « La modélisation des systèmes complexes ».
Dans son chapitre Préliminaire, il explicite ce qu’est la complexité :
« La notion de complexité implique celle d’imprévisible possible, d’émergence plausible du nouveau et du sens au sein du phénomène que l’on tient pour complexe. Pour son observateur, il est complexe précisément parce qu’il tient pour certain l’imprévisibilité potentielle des comportements : il ne postule pas un déterminisme latent qui permettrait à une “intelligence assez puissante” (celle du “démon de Laplace”) de prédire par le calcul l’avenir de ce phénomène, fût-ce en probabilité. »
La notion de complexité est donc bien associée à celle d’imprévisibilité.
Et voici maintenant le plus important :
« La complexité n’est peut-être pas une propriété naturelle des phénomènes. Nul ne sait de façon certaine si les abîmes de l’âme humaine ou les processus de propagation de l’énergie électrique sont ou ne sont pas totalement “prévisibles” par une intelligence naturelle ou artificielle ; peut-être le sont-ils, et ces phénomènes que nous tenons communément pour complexes, ne devraient alors être tenus pour compliqués. Hypercompliqués peut-être, mais pas complexes, puisque certainement déterminés.
« Mais cette incertitude métaphysique ne concerne pas la réflexion relative à l’action humaine. Nos interrogations ne portent pas en effet sur les phénomènes eux-mêmes, mais sur les multiples représentations (les modèles conçus) que s’en construisent les acteurs concernés. L’intelligibilité n’excluant pas l’imprévisibilité, la complexité est alors une propriété attribuée, délibérément, par les acteurs aux modèles par lesquels ils se représentent les phénomènes qu’ils déclarent complexes.
« C’est ainsi qu’ils tiennent volontiers pour complexes nombre de décisions d’action au cours d’une partie d’échec : chacun sait que l’issue est “naturellement” prévisible… dès lors que l’on peut évaluer les conséquences de quelques 10120 mouvements successifs envisageables (ordre de grandeur qui dépasse de beaucoup les puissances de calcul les plus grandes actuellement concevables). Une prévisibilité incalculable en pratique devient une imprévisibilité potentielle : les champions d’échecs postulent à juste titre la complexité effective de leurs études.
« L’important, pour notre propos est de convenir de l’origine de la complexité modélisée : elle est attribuée par le modélisateur aux représentations qu’il se construit des phénomènes qu’il perçoit complexes. Qu’elle soit ou ne soit pas dans la nature des choses n’affectera pas la pertinence de ses raisonnements. Et nul tribunal n’est plus habilité à décerner des brevets de complexité ontologique. En revanche, on peut aisément rendre raison des difficultés qui attendent un dirigeant tenant pour simples ses collaborateurs qui eux se tiennent pour complexes ! »
S’il y a un apport important fait par la systémique, c’est le rôle de l’observateur d’un phénomène ou d’un système. Un observateur ne peut être complètement étranger au système qu’il observe.
C’est donc l’observateur qui va postuler s’il lui semble que le système observé est prévisible (simple ou compliqué) ou imprévisible (complexe).
Un même système, observé par deux observateurs différents pourra donc être à la fois simple et complexe. L’un pourra le considérer comme prévisible alors qu’un autre le considérera comme imprévisible.
Goldratt et les systémiciens peuvent donc tous les deux avoir raison !
Contradictoire ? Non, mais seulement paradoxal. Ce n’est pas contradictoire, car selon le principe de non contradiction, une chose ne peut à la fois être elle-même et son contraire en même temps et sous le même rapport. Or ici, les observateurs ont tous les deux un “angle de vue” différent. Le rapport n’est pas le même. Tout dépend de ce que voudra faire l’un et l’autre.
Reprenons l’exemple des échecs. Comme le dit très justement Jean-Louis Le Moigne, les champions d’échec considèrent leur jeu comme complexe. Mais un informaticien qui travaille sur la programmation d’un ordinateur devant affronter un de ces champions considérera ce travail comme compliqué, mais non comme complexe : en prenant en compte suffisamment de combinaisons (10120…), le jeu d’échec est parfaitement prévisible.
Goldratt est comme l’informaticien et prend le parti de penser que tout système est prévisible si on arrive à trouver les “causes racines” et au final que tout système est extrêmement simple… Ou qu’au moins, on peut commencer à l’étudier avec nos connaissances, même si elles sont limitées, comme le dit Goldratt (page 9) : « si la situation est basée sur des interactions humaines, tu as probablement déjà assez de connaissances avec lesquelles commencer. »
Et ça marche, comme le dit Joël-Henry Grossart sur Viadeo. Et c’est bien ça qui est le plus important.
Il est effectivement important de rappeler l’inhérente simplicité de la réalité à bon nombre de managers et de patrons, alors que dans beaucoup d’entreprises, c’est plutôt l’admiration de la complexité qui prévaut, comme le rappelait Goldratt lui-même (page 9).
Il suffit de voir le succès qu’a remporté (et ça continue) l’organisation matricielle…
Mais la complexité dans les entreprises a également d’autres origines.
Les ingénieurs ont une part de responsabilité : ce qui semble trop simple n’a pas de valeur à leurs yeux. « Pourquoi faire simple, alors qu’on peut faire compliqué ? » est souvent leur devise…
Ensuite, il y a le syndrome du “nez dans le guidon” chez de nombreux managers : une difficulté est résolue dans l’urgence par la mise en place d’une nouvelle procédure compliquant le processus, souvent par plus de contrôles…
Enfin, il me semble que les consultants en organisation ont également leur part de responsabilité : en effet, si dans les entreprises, les organisations et les processus étaient trop simples, ces entreprises ne feraient plus appel à des consultants, seuls capables de décrypter la complexité…
Alors, oui, il est préférable de prendre le parti de la simplicité. Dans la plupart des cas, les solutions trouvées seront satisfaisantes et marcheront.
Mais il reste une question : dans nos entreprises, y a-t-il des vrais cas complexes, c’est-à-dire imprévisibles et incontrôlables, mais qu’il faut quand même gérer car on n’a pas le choix ?
Vraisemblablement, mais c’est certainement très rare et avant de vouloir aborder des techniques compliquées, il est préférable de privilégier la simplicité…
Mais la systémique n’a-t-elle rien à nous apporter ? Et n’a-t-elle rien apporté au management de nos entreprises ?
Il me semble que la systémique a apporté une approche intéressante et mis en exergue certains éléments importants de l’approche de la réalité (importance des relations dans un système, importance des processus, rôle de l’observateur, systèmes ouverts, etc…). Par contre, à mon sens, elle est allée trop loin dans sa logique et est partie dans des dérives qui risquent de la rendre inopérante et inefficace…
Il faudra que j’y revienne.