Toyota, modèle de management ? (2ème partie : le sous-effectif systématique)

Publié le par Bernard Sady

Après avoir étudié l'origine du Toyota Production System dans un billet précédent, cette seconde partie est consacrée au sous-effectif qui semble une pratique systématique chez Toyota.

 

Un des reproches fait à Toyota Onnaing par le délégué syndical CGT de TMMF est le « sous-effectif scientifiquement organisé » (Cf. l'article de Laurent Breye dans "La Voix du Nord" du 28.03.2008).

Dire que le sous-effectif est "scientifiquement" organisé chez Toyota va peut-être un peu loin. Par contre, il est certain que la recherche systématique du sous-effectif est une réalité chez Toyota. Cela date des débuts du « système Ohno » et on peut considérer que cet état de sous-effectif permanent fait partie de sa culture et de ses gènes. C'est une partie de l'explication de la performance de Toyota. Ce qui est très étonnant, par contre, c'est que dans les ouvrages sur le lean, il n'en soit pas question de manière explicite. Il faut revenir aux ouvrages de Ohno ou Shingo pour avoir ces explications. Ou bien consulter les études du GERPISA.

Examinons tout cela. Je commencerai par les débuts du « système Ohno ».

 

Un fait important qui marquera profondément Toyota est la grande grève des années 1950 suivie de la démission de Kiichiro Toyoda, suite aux difficultés économiques de l'entreprise et aux licenciements inévitables.

Dans les Actes du GERPISA n° 8, Koïchi SHIMIZU donne tous les détails de cette crise dans son article « Trajectoire de Toyota ». Je fais une citation volontairement longue, car cette crise a été très importante pour Toyota et elle est souvent mal expliquée.

« Avant que Taiichi Ohno installe son système de production, l'usine était construite à la façon fordienne. [...] Ce ne sont pas les défauts de ce système de production qui a provoqué la crise de Toyota en 1949. [...]

« Le grand conflit a eu lieu à la suite de la crise financière de Toyota en 1949-1950.

« La politique d'austérité de J. Dodge a été imposée à l'économie japonaise en 1949, pour calmer l'hyper-inflation d'après-guerre et pour rééquilibrer les finances de l'Etat. En provoquant une profonde déflation, cette politique a financièrement asphyxié les entreprises qui étaient en train de se rétablir : 11 000 entreprises environ ont fait faillite, et 510 000 travailleurs ont été mis au chômage. Ayant enregistré un déficit de 35 millions de yens en novembre 1949, Toyota a eu de sérieuses difficultés pour payer les salariés et les fournisseurs.

« En voyant que les autres constructeurs licenciaient massivement, le syndicat [de Toyota] a demandé au patronat de ne renvoyer aucun salarié en échange d'une baisse des salaires. Le patronat l'a accepté après négociation, et un accord a été signé le 24 décembre 1949.

« A cette même occasion, la convention collective a été renouvelée notifiant l'engagement du patronat de ne pas licencier sans le consentement du syndicat.

Cependant et par négligence, cette convention n'a pas été signée par le P.D.G. Dans cette période difficile, Toyota a reçu, en décembre 1949, une aide financière de quelques millions de yens, aide demandée au groupe bancaire par la Banque du Japon à Nagoya, puis celle de 400 millions de yens au début de 1950. Mais tout ceci, à condition que Toyota se sépare du département de vente, et licencie des effectifs excédentaires. Grâce à cette aide Toyota a pu éviter la catastrophe, mais au début de 1950, elle ne pouvait toujours pas payer les salaires à la date prévue. De plus, Nihon Denso du groupe, a annoncé en mars le renvoi de 473 travailleurs. Considérant ainsi le licenciement massif comme inévitable, le syndicat a engagé un conflit le 7 avril, et commencé des négociations collectives à partir du 11 avril.

« La revendication centrale était la garantie de l'emploi: le syndicat exigeait du patronat qu'il réalise la promesse faite le 24 décembre 1949.

« Or le patronat a proposé le 22 avril, lors de la huitième négociation collective, un plan de redressement qui préconisait le départ volontaire de 1 600 travailleurs et la fermeture de deux usines dans la région de Kanto, d'où les grèves successives et les négociations collectives intenses et violentes jusqu'au 3 juin. Entre temps, le syndicat a eu recours à la justice pour confirmer légalement la validité de la convention collective du 24 décembre 1949. Mais la justice ne l'a pas suivi arguant du fait que le P.D.G. n'avait pas signé la convention.

« Avec le temps, les travailleurs, qui soutenaient le plan de redressement proposé par le patronat, étaient de plus en plus nombreux. C'était surtout des ouvriers qui avaient été formés à l'école de Toyota et les agents d'encadrement qui s'efforçaient de convaincre les ouvriers moins combatifs de mettre fin au conflit. Depuis le début de juin, des travailleurs commençaient à envisager avec négociation de quitter leur emploi. Le 6 juin, lorsque le patronat a demandé au syndicat de résoudre le conflit le plus tôt possible, les demandes de départ volontaire se multipliaient. Le 8 juin, 1 700 travailleurs avaient accepté les départs.

« C'est ainsi que le syndicat a mis fin au conflit le 10 juin. Le résultat a été le départ de 2

146 travailleurs, y compris ceux des deux usines fermées, et le départ du PDG K. Toyoda, fondateur de Toyota, et de quelques administrateurs qui ont pris la responsabilité de ce conflit.

« Il restait 5 994 personnes dans le groupe. » (pp 30 - 32).

J'arrête ici cette longue citation. Je la reprendrai plus tard lorsqu'il s'agira de comprendre les relations entre Toyota et les syndicats.

 

 

C'est vraisemblablement à cause de cet évènement que Toyota sera très prudent en ce qui concerne les effectifs.

C'est du moins ce que Taiichi Ohno explique dans son livre "L'esprit Toyota" (Masson - 1990) à la page 78 : « Lorsqu'on évoque les "économies de personnel", on imagine volontiers, par exemple, qu'un directeur ayant commencé par recruter beaucoup de personnes, décide par la suite de renvoyer celles dont il n'a plus besoin. "Moins de personnes au travail", ou l'"économie de personnel", telle que je l'entends, repose au contraire sur cette idée que l'on travaille avec moins de personnes dès le début. Nous avons nous-mêmes fait l'expérience d'un conflit avec les salariés, provoqué par la réduction de main-d'œuvre opérée en 1950. Tout de suite après le règlement de ce conflit social, la guerre de Corée a éclaté et les commandes ont afflué. Nous avons pu les satisfaire avec juste assez de personnel, malgré une production accrue. Nous avons su tirer les leçons de cette expérience. Depuis lors nous avons continué à produire autant que nos concurrents avec des effectifs inférieurs de 20 à 30%. Comment avons-nous fait ? En quelques mots, on peut dire que ce fut le résultat de la créativité, de l'effort et du talent déployés par tous chez Toyota pour mettre en œuvre ce qui est devenu le système de production Toyota. »

 

Traumatisés par cette grande grève, les patrons de Toyota ne voulurent plus jamais se retrouver en sureffectif.

Et comme Toyota a pu réussir à assurer l'afflux des commandes liées à la guerre de Corée sans embaucher, cela leur a donné raison.

Cette grande grève de 1950 est donc une des origines majeures de la recherche systématique de l'effectif minimum chez Toyota.

 

Mais cette recherche de l'effectif minimum n'aurait pu être pleinement efficace sans l'apport du système mis au point par Ohno, dont le but suprême est la réduction des coûts par l'élimination des gaspillages. Et cette réduction des coûts se fera essentiellement sur les effectifs.

 

A première vue, les "7 causes de gaspillage", universellement connues, pourraient faire penser le contraire. Lisons attentivement ce qu'en dit Ohno (je mets en gras ce qui est important) :

« Pour parvenir à l'élimination complète des gaspillages, il est important de garder à l'esprit les deux remarques suivantes :

  • - Accroître l'efficacité n'a de sens que si cela permet une réduction des coûts. La direction à suivre est de ne fabriquer que le produit dont on a besoin avec le minimum de main d'oeuvre.
  • - Il faut rechercher l'efficacité de chacun des opérateurs, sur chacune des lignes de production, ensuite celle des opérateurs en tant que groupe et, enfin, celle de l'ensemble des lignes, c'est-à-dire de la totalité de l'usine. Il faut viser l'efficacité des parties, mais aussi celle du tout. [...]

« Durant les conflits sociaux qui résultèrent des réductions d'effectif en 1950, comme au cours du boom occasionné par la guerre de Corée, l'usine Toyota fut confrontée avec le problème consistant à accroître la production sans avoir à accroître l'effectif. Etant un des responsables de la production de l'usine, je mis mes idées en application. [...]

« Si l'on dénomme travail, le travail qui est rigoureusement nécessaire pour produire et le reste gaspillage, on peut considérer que l'équation suivante s'applique à chaque opérateur comme à l'ensemble d'une ligne.

CAPACITE = TRAVAIL + GASPILLAGE

« On ne peut prétendre accroître réellement la productivité que si l'on parvient à annihiler la partie gaspillage du deuxième membre de l'équation, ce qui revient à élever jusqu'à 100% la part du travail. » Cela fait étrangement penser à Taylor... Continuons.  « Par surcroît, dans le système Toyota, ce travail doit consister à ne produire que les quantités nécessaires. Par conséquent, l'effectif doit être réduit afin d'élaguer les capacités en excès pour les rendre compatibles avec les quantités désirées.

« L'identification complète de tous les gaspillages est un préalable à la mise en oeuvre du système de production Toyota :

  • - Productions excessives
  • - Attentes
  • - Transports et manutentions inutiles
  • - Usinages inutiles
  • - Stocks
  • - Mouvements inutiles
  • - Productions défectueuses

« L'élimination complète de ces différentes causes de gaspillages permet d'accroître, dans une proportion importante, l'efficacité de la production. Nous ne devons pas fabriquer plus que nécessaire, moyennant quoi les effectifs en excédent apparaissent aussitôt. Le système de production Toyota est un système permettant de faire remonter les sureffectifs à la surface. Pour cette raison, des représentants syndicaux y ont vu un moyen de détruire les emplois. Mais nos intentions n'ont pas ce caractère mesquin. Si nous désirons mettre en évidence la main d'oeuvre en excédent, c'est pour pouvoir utiliser la main d'oeuvre plus efficacement. » (L'Esprit Toyota - pp.31-33).

Chez Ohno, il y a une véritable obsession de ne jamais être en sureffectif et donc d'être toujours à la limite, voire en dessous. S'attaquer aux sept causes de gaspillage permettra par dessus tout de réduire les effectifs.

 

C'est ce que Shigeo Shingo confirme dans son livre "Maîtrise de la production et méthode Kanban" (Editions d'organisation - 1983) :

« Le système de production Toyota insiste sur le fait que les améliorations des opérations ont pour principal objectif la réduction des effectifs mais, par contre, il ne met pas beaucoup l'accent sur l'accroissement du coefficient d'utilisation des machines. » (p. 160). Et plus loin : « Il est préférable d'exécuter un travail avec, dès le début, un nombre minimum d'ouvriers, autrement dit employer le moins d'ouvriers possible plutôt que d'employer, au départ, des gens inutiles dont on réduira par la suite le nombre pour économiser sur la main d'oeuvre. L'attitude la plus efficace consiste d'une part à faire preuve de créativité dans les améliorations et la rationalisation des opérations pour être en mesure de suivre l'accroissement de la production sans pour autant augmenter les effectifs et, d'autre part, à nous placer dans une situation critique pour nous obliger à apporter des améliorations. » (pp. 163 - 164).

 

Finalement, le plus gros de la baisse des coûts est ramené à la diminution des effectifs.

Pour bien comprendre l'obsession de l'utilisation minimum du travail humain chez Ohno, voici une autre citation où Ohno considère que même les matériaux sont du travail humain...

Il cite Ford : « Ma théorie sur le gaspillage me conduit à m'écarter de la matière elle-même pour considérer l'homme qui produit cette matière et à utiliser pleinement cet homme, de manière à pouvoir le récompenser pleinement pour avoir mis la matière à disposition des autres hommes. Notre préoccupation ne doit donc pas être de préserver la matière, mais, au contraire, de l'utiliser jusqu'à ses limites extrêmes, car c'est à cette condition que nous pourrons éviter de gaspiller le temps et le travail des hommes qui, à l'origine, ont extrait et transporté la matière ». Et T. Ohno commente : « Ces propos sont pleins de sagesse. Le fait de considérer les matériaux comme du travail humain, et pas simplement comme de la matière, conduit à les utiliser de manière beaucoup plus rigoureuse. » (pp. 107 - 108).

 

 

Dans sa préface du livre de Ohno, François Dalle peut alors s'exclamer de la performance de Toyota : « Toyota produisait un million de voitures avec 70 000 personnes en 1975. Dix ans plus tard, il en produisait trois fois plus avec le même effectif. » Ce qui est effectivement remarquable.

 

Mais ce sous-effectif systématique ne s'est pas toujours bien passé pour les ouvriers. Se « placer dans une position critique pour s'obliger à apporter des améliorations » est motivant et intéressant quand on est du bon côté de la barrière. Mais si on est du mauvais côté, c'est très différent. Car les solutions n'arrivent pas toujours immédiatement et comme il faut produire, ce sont les ouvriers qui trinquent. Kamata en témoigne dans son livre « Toyota, l'usine du désespoir ».

En 1972, Toyota est en concurrence féroce avec les autres constructeurs japonais. Il faut augmenter la production, produire toujours plus de voitures, mais sans faire évoluer en proportion les effectifs. Et pour cela, il faut augmenter les cadences. C'est ce qu'explique Kamata en citant un "ancien" : « Quand je compare avec l'époque où je suis entré (il y a six ou sept ans), c'est bien trois fois plus dur, mon vieux ! C'est en 1965 que ça a commencé à devenir pénible, quand ils se sont mis à calculer les temps au chrono. Mais, malgré ça, jusqu'à il y a deux ou trois ans, y'avait encore le nombre de gars qu'il fallait et la chaîne s'arrêtait dix minutes avant l'heure. Mais quand ils ont construit l'usine de Tsutsumi (en décembre 1970), là, c'est devenu terrible. Presque aussitôt, on nous a fait travailler en deux postes de jour et ensuite en deux postes, jour et nuit, en même temps qu'ils augmentaient la vitesse. Quand la vitesse augmente, vu que nous, les opérateurs, on veut terminer à l'heure pour rentrer plus vite, on s'y donne à plein pour y arriver. Quand on a enfin réussi à s'y faire, v'la qu'ils augmentent encore la vitesse !

« En ce moment, on est arrivé à soixante-dix-huit secondes, mais c'est pas fini ; je te parie que ça va augmenter encore. T'as qu'à voir, les nouveaux, ils ne peuvent pas s'habituer.

« On peut lire partout dans les journaux que les employés de Toyota travaillent avec rapidité et dextérité, mais c'est pas ça, c'est bien parce qu'on y est obligés. C'est toujours les gros qui y gagnent en exploitant les petits. Les chefs, y' savent pourtant bien que pour nous, c'est terrible. » (Toyota, l'usine du désespoir - page 192).

 

A l'issue de ce long billet, Il me semble avoir réussi à montrer qu'effectivement Toyota recherche volontairement et systématiquement à réduire les effectifs et à travailler toujours à la limite avec le minimum de personnes, et d'en avoir expliqué les origines historiques et théoriques.

Toyota a fait évolué certains points de son système au début des années 90 à cause de difficultés de recrutement. Mais à ma connaissance,  cette recherche de l'effectif minimum n'a pas évolué, même si les moyens d'y arriver se sont adoucis.

 

Je ne comprends toujours pas le silence des partisans du lean sur ce facteur non négligeable de la réussite de Toyota. Ils ont ignoré également d'autres points que nous verrons plus tard. Et ils ignorent superbement le livre de Kamata...

 

N'hésitez pas à réagir si vous êtes en désaccord ou si vous avez des informations complémentaires.

Dans un prochain billet, j'expliquerai la manière dont Toyota est arrivé à « imposer » l'amélioration de la productivité et la participation active de tous.

Publié dans Toyota

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B
Article très intéressant, c'est bon de lire des remises en cause du TPS, car sur le web on trouve plutôt 90% de pro-TPS. Deux remarques: 1) même si le système est très développé et a mûri pendant plus de 60 ans, je suis persuadé qu'il reste toujours une part d'interprétation ou de "je prends ce qui m'intéresse et je laisse le reste" de la part des entreprises. 2) Ce qu'on appelle aujourd'hui plutôt Lean Manufacturing (la version mûrie et occidentalisée du TPS) prône la valeur humaine, dans le dogme main d'oeuvre = source d'idées. L'importance du facteur humain y est largement développé: si vos employés ne sont pas motivés, si vos employés ne sont pas impliqués et n'acceptent pas les améliorations, alors vous pouvez changer ce que vous voulez, ca n'apportera aucun bénéfice à long terme.<br /> <br /> Maintenant, il est vrai que le lean est un système mettant en évidence les gaspillages, et donc forcément, il rend la vie difficile des "moins j'en fais mieux je me porte".<br /> <br /> Conclusion: 1) pour moi, le succès de ce système repose sur la capacité du management à motiver ses troupes... comme pour tout ! 2) Toyota n'est peut-etre pas (plus) la référence moderne et occidentale en matière de Lean Manufacturing ?
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B
<br /> Bertrand,<br /> Merci de votre intérêt pour ce que j'ai écrit sur Toyota. Il est vrai que, par exemple, il y a eu peu d'échos au livre de Satoshi Kamata "Toyota, l'usine du désespoir". En particulier, les<br /> partisans du lean n'en ont pas parlé...<br /> D'accord sur votre première conclusion : le succès d'une entreprise repose d'abord sur son management.<br /> Par contre, sur la seconde, je ne serais pas aussi catégorique. Mais c'est effectivement une bonne question sur laquelle je vais approfondir, comme je l'ai annoncé dans mon billet d'hier.<br /> Par contre, si ce n'est pas Toyota, qui serait la référence moderne de Lean Manufacturing selon vous?<br /> <br /> <br />