Les suicides en entreprise : de Renault à France Telecom (1)

Publié le par Bernard Sady

Au début de la semaine dernière, la presse s’était émue des suicides en série chez France Télécom. Le gouvernement s’était même saisi du problème et « le ministre du Travail Xavier Darcos a convoqué le 15 septembre Didier Lombard, le PDG du groupe, qui s'est engagé à “casser la spirale infernale” ». (Challenge 17/09/09)


Il aura fallu 23 suicides en un an et demi pour que, les médias s’emparant de la question, la direction, poussée par le gouvernement, se décide à prendre des mesures.

 

Car pour faire évoluer cette très grosse entreprise, (presque) tous les moyens ont été utilisés…

 


C’est en 1998 que cette entreprise de 100 000 salariés en France s’est engagée dans « la plus grande transformation qu'une entreprise française ait engagée au cours des dix dernières années. » (Les Echos du 14 septembre 2009).

 

Et voici cette histoire, toujours selon Les Echos : « France Télécom est passé du monopole public sur un seul métier - les télécommunications fixes - à une entreprise privée présente aussi dans l'Internet, le mobile et l'audiovisuel. Et cette mutation - induite par l'ouverture à la concurrence du secteur en 1998 - s'est traduite par beaucoup d'efforts pour les quelque 100.000 salariés français. Le plan Next, lancé fin 2005, prévoyait la suppression de 22.000 emplois dans le groupe et mettait en exergue quatre maîtres mots : convergence des offres et des services, migration vers l'Internet, nouvelles activités de croissance comme les contenus et internationalisation. D'abord, il a fallu former des vendeurs chez France Télécom pour qu'ils adoptent une logique de services. Pas facile quand il y a plusieurs centaines d'offres de téléphonie mobile différentes. Il a fallu ensuite ouvrir des centres d'appels et, là encore, les clients - et non plus les usagers - ont exigé un certain niveau de qualité. Le tout dans une atmosphère de changement permanent, restructuration de la R&D, fermetures de centres, rationalisation du nombre de directions régionales..., pour s'adapter à une demande mouvante. »

 

Mais ce plan ne s’est pas fait sans dégâts. « Cela fait plusieurs années que les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail de France Télécom, les médecins du travail salariés du groupe et les assistants sociaux constatent la dégradation du climat dans l'entreprise (l'Enquête des « Echos » du 4 décembre 2007). Il y a deux ans, les organisations syndicales ont créé un “Observatoire du stress et de la mobilité forcée”. »


Le constat est sans appel et c’est un beau gâchis, comme l’a reconnu Xavier Darcos lors de l'émission "Grand rendez-vous Europe 1/Le Parisien/Aujourd'hui" : « Dans cette entreprise "qui est passée d'un statut industriel à un statut commercial et de haute technologie, les personnels ont eu beaucoup de mal à être accompagnés dans leur mutation. On a créé du stress, on a créé de l'inquiétude (...) les résultats sont là, 23 suicides, beaucoup de drames et une situation extrêmement tendue […] On voit bien que les choses n'allaient pas comme il fallait. » (lesechos.fr du 20 septembre)



La situation ressemble par beaucoup d’aspects à ce qui s’est passé au Technocentre Renault de Guyancourt il y a presque deux ans. Et c’est seulement lorsque les médias se sont emparées de la vague de suicides dans ce centre que la direction s’est décidée à agir. Et même si les résultats ne sont pas complètement au rendez-vous, au moins, il n’y a plus de suicides dans ce Technocentre.


Pour France Telecom, il a fallut une vingtaine de suicides, avant que la direction ne se décide à réagir…


Le rôle de la direction


Pourtant, les syndicats tirent la sonnette d’alarme depuis plusieurs années. Ils ont créé, il y a deux ans, un « observatoire du stress et de la mobilité forcée ». Mais le PDG, Didier Lombard, a fait la sourde oreille et a même interdit l’accès à ce site dans son entreprise.


Né le 27-02-47 (il a 62 ans), Didier Lombard fait Polytechnique et l'Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications. Il rentre tout naturellement à France Telecom en 1967. De 1988 à 2003, il exerce différentes fonctions soit au sein du Ministère de l'Industrie, soit au sein du Ministère des Finances. Puis il retourne chez France Telecom et remplace Thierry Breton en 2005.

Dès sa nomination, il confirme le plan de redressement de Thiery Breton. Et fera avancer France Telecom d’une main de fer : « Le plan Next, lancé fin 2005, prévoyait la suppression de 22.000 emplois dans le groupe et mettait en exergue quatre maîtres mots : convergence des offres et des services, migration vers l'Internet, nouvelles activités de croissance comme les contenus et internationalisation. » (Les Echos du 14 septembre 2009)


Ce qui a provoqué de nombreux changements : « D'abord, il a fallu former des vendeurs chez France Télécom pour qu'ils adoptent une logique de services. Pas facile quand il y a plusieurs centaines d'offres de téléphonie mobile différentes. Il a fallu ensuite ouvrir des centres d'appels et, là encore, les clients - et non plus les usagers - ont exigé un certain niveau de qualité. Le tout dans une atmosphère de changement permanent, restructuration de la R&D, fermetures de centres, rationalisation du nombre de directions régionales..., pour s'adapter à une demande mouvante. […]Le groupe, lui, estime ne pas pouvoir freiner. “Face à des changements extrêmement rapides, le groupe rationalisera la gestion de son portefeuille d'offres et accélérera les délais de leur mise sur le marché (...). Cette démarche de flexibilisation du groupe passera également par la poursuite de sa transformation et de l'optimisation de sa structure de coûts”, est-il expliqué dans le rapport annuel de France Télécom. Didier Lombard ne dit-il pas vouloir que le groupe soit aussi agile qu'une start-up ? Pour les cadres, le groupe a lancé le programme Time to Move, tout en recourant de plus en plus aux délocalisations et à la sous-traitance. »



Van du Roy, auteur du livre à paraître le 08 octobre prochain, “Orange stressé. Le management par le stress à France Telecom” explique aux Echos : « Ce malaise est lié à l'histoire de France Télécom, qui est passé en une décennie d'un statut public à celui d'entreprise commerciale sur un marché où la compétition est rude. Les salariés souffrent d'autant plus de la réorganisation brusque et continuelle de l'entreprise qu'ils sont expérimentés. La moyenne d'âge chez France Télécom dépasse 48 ans et les deux tiers du personnel ont vingt ans d'ancienneté au moins.

« Il y a d'abord les incitations au départ permanentes, qui ont connu un point d'orgue avec le plan Next et qui donnent aux salariés un sentiment de profonde inutilité. Puis la réorganisation interne, liée au regroupement des sites locaux. Ce n'est pas agréable d'apprendre qu'on va devoir faire 100 kilomètres de plus pour aller au travail ! Il faut également être mobile en termes de métiers. Des techniciens se reconvertissent pour vendre des abonnements à Internet. Certains salariés ont changé quatre ou cinq fois de travail en deux ans : est-ce vraiment lié aux impératifs économiques ou s'agit-il de pousser les gens vers la sortie ? De plus, le management est devenu plus agressif avec l'individualisation des résultats. Si on ne remplit pas ses objectifs, on est stigmatisé. Dans les centres d'appels Orange, l'objectif de performance est réévalué en permanence. Les salariés vivent une perte de sens de leur travail. »

Et dans un groupe d’une telle taille et avec une culture aussi forte, les habitudes ne changent pas si facilement : « Chez France Télécom, on cumule les nouvelles formes de management avec le fonctionnement autocratique propre à la fonction publique. Avant, quand vous entriez aux PTT, on vous envoyait cinq ans à Brest pour apprendre le métier et vous n'aviez pas à discuter. Ce type de gestion est perpétué par des dirigeants qui viennent de la sphère étatique. »



Mais le malaise du personnel a été ignoré de la direction. Début août, alors que le nombre de suicides augmentait rapidement, Didier Lombart a refusé de rencontrer les syndicats, et les avaient renvoyés vers le Directeur des ressources humaines.


C’est seulement le 27 août que « la direction de France Télécom s'est engagée hier à “l'ouverture rapide d'une négociation” sur le stress au travail au sein du groupe. […] Les négociations porteront sur “la déclinaison dans le groupe des dispositions de l'accord interprofessionnel sur le stress”, conclu par le patronat et les syndicats en juillet 2008, précise le communiqué. La direction a promis le “renforcement des équipes de médecine au travail et l'amélioration du réseau des assistantes sociales”, le “renforcement des équipes de ressources humaines de proximité” et “la réaffirmation de la possibilité de négociations locales sur les mesures d'accompagnement liées à des projets d'évolution d'organisation”. »


Mais comme la plupart des entreprises, France Telecom  « se refuse à remettre en question son organisation du travail, son modèle de management », selon SUD.


Et c’est surtout lorsqu’il a été « convoqué » par Xavier Darcos que Didier Lombard a commencé à réagir plus sérieusement. Mais on ne change pas du jour au lendemain… A peine sorti de chez Darcos, il fait une première déclaration particulièrement maladroite : « Le PDG de France Telecom s'était engagé mardi à mettre un "point d'arrêt à cette mode du suicide qui évidemment choque tout le monde" ». (lesechos.fr)



Mais ses excuses suite à la polémique qui s’en est suivie sont encore pires : « "Hier (mardi, ndlr), par erreur, j'ai utilisé le mot “mode” qui était la traduction du mot "mood" (humeur ndlr) en anglais. Je m'excuse d'avoir fait ça", a déclaré M. Lombard sur RTL. » (lesechos.fr)


Vouloir faire croire que “mode” serait une traduction de “mood” montre qu’il prend ses interlocuteurs pour des imbéciles. Que voudrait dire “point d’arrêt à cette humeur du suicide” ?

En fait, l’expression qu’il a employée correspond à sa pensée profonde : il n’est en rien responsable des suicides, ce sont les personnes qui se suicident qui sont pleinement responsables, et il est temps que cela cesse, d’autant qu’il vient de se faire engueuler par Xavier Darcos…


Ses autres déclarations vont dans le même sens. Je cite toujours Les Echos : « Didier Lombard a par ailleurs estimé que les cadres du groupe devaient être davantage formés "aux sciences de management", en réponse aux témoignages de certains salariés qui dénoncent les pressions de l'encadrement. Nos cadres "viennent d'une administration (la direction générale des télécoms, NDLR). Nous les avons formés aux sciences de management de l'homme mais peut être pas suffisamment", a déploré M. Lombard. "Nos cadres sont d'une qualité exceptionnelle mais nous allons rajouter des blocs de formation" car "il faut qu'on compense cette petite faiblesse", a-t-il ajouté. »


Le fait que les chefs mettent une pression insupportable sur les employés ne serait qu’une “petite faiblesse” de cadres qui n’auraient “peut-être pas suffisamment” été formés “aux sciences du management”.


Par exemple les responsables du technicien qui a tenté de se suicider à Troyes il y a deux semaines.


Voici son témoignage rapporté par Les Echos du 14 septembre : « Le technicien de France Telecom qui s'était planté un couteau dans l'abdomen mercredi lors d'une réunion à Troyes, après la suppression de son poste, a expliqué lundi que son geste avait été "prémédité (..) pour dénoncer les conditions" de travail et exprimer un "ras le bol".

"C'est le ras le bol qui a motivé mon geste, cela m'est venu au moment où l'on m'a précisé que je n'étais plus bon à rien", a expliqué Yonnel Dervin à l'AFP après avoir regagné son domicile à l'issue de cinq jours d'hospitalisation.
"La veille, mon chef de service m'a fait venir dans son bureau pour m'expliquer que n'ayant plus les compétences pour tenir mon poste, je devais en changer", raconte ce salarié de 49 ans, parlant donc d'un acte "prémédité et organisé pour dénoncer les conditions" de travail dans l'entreprise.
D'une voix déterminée, il décrit les conditions de travail de plus en plus difficiles mais surtout le management "à l'usure et à la pression psychologique sciemment organisé par France Telecom".
"Aujourd'hui je n'ai plus d'avenir dans quoique ce soit, le physique est atteint mais également l'esprit, mais je ne regrette rien", a-t-il conclu. »


Et voici un autre témoignage publié par lemonde.fr : « Je suis employé à France Télécom dans un service dédié aux clients ayant un chiffre d'affaires élevé. Ce que je vois tous les jours au travail me choque profondément. Je ne parle ni des restructurations, ni des suppressions de postes, mais bien du management au jour le jour. Un management par la terreur. Nous sommes obligés de demander la permission à notre responsable pour aller aux toilettes. Si le temps de pause dépasse une minute, nous devons fournir une explication écrite. Les demandes de congés restent sans réponse. Ces humiliations sont quotidiennes, notamment pour les collègues de plus de 50 ans qui ont accepté ces fameuses mutations, sur des postes inférieurs, pour le bien de l'entreprise. Mon indignation face à de tels comportements m'a attiré une réelle animosité de la part de mes responsables. »


En conclusion de cette première partie, on peut affirmer que le premier responsable de ces suicides est bien la direction de France Telecom, Didier Lombard en tête. Une des premières choses qui est enseignée dans le moindre stage de management c’est que c’est le patron qui donne le ton. Les cadres et l’encadrement de terrain ne font que suivre l’exemple du haut. Ce n’est pas en redonnant à nouveau des séances de formation au management aux cadres du groupe que cela changera. C’est en changeant les méthodes de management au plus haut niveau.

Nous verrons dans un prochain billet que si la direction a certainement la plus grosse part de responsabilité dans ces suicides, les syndicats ne sont pas exempts de tout reproche…




Publié dans Stress au travail

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L
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F
<br /> Bonjour Bernard,<br /> On se demande s'il y a une réelle bonne volonté dans les sociétés citées. J'ai, de 2 sources différentes, entendu dire que Renault a demandé à certains de ses cadres (dont le Technocentre) de<br /> travailler 4 jours par semaine bien que pour la plupart d'entre eux, ils ont gardé la même quantité de travail. Egalement, Renault, pensant bien faire probablement, interdit à ses salariés de<br /> préparer depuis leur maison (sur Internet) les formations qu'ils suivent, ce qui surchargent encore plus la semaine 4 jours.<br /> Difficile de juger de l'extérieur, mais j'ai du mal à comprendre la bonne foie de tout ça. Ou, est-ce tout simplement que ces grandes entreprises sont dos au mur et ne savent plus quoi faire.<br /> <br /> <br />
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B
<br /> François-Xavier,<br /> <br /> Il me semble qu'il y a un mélange de plusieurs motivations ou négligences dans ces attitudes.<br /> La situation de concurrence (et de crise actuellement) pousse les entreprises à baisser les coûts. Pour cela, la solution la plus visible et la plus facile à mettre en oeuvre est de mettre la<br /> pression sur les personnes, soit pour les faire partir (France Télécom), soit pour les faire travailler beaucoup plus et beaucoup plus vite (Technocentre de Renault)... Ce dernier point nécessite<br /> des nouvelles méthodes de travail.<br /> Et là, il me semble que c'est l'inexpérience (dans le meilleur des cas) ou le cynisme (dans le pire des cas) des patrons qui aboutissent à des situations comme celle du Technocentre il y a un an,<br /> ou celle actuelle chez France Telecom.<br /> <br /> <br />