La manipulation (3) : la dépense gâchée

Publié le par Bernard Sady

Après avoir vu « l’effet de gel » et « l’escalade d’engagement », voici la « dépense gâchée », une nouvelle “auto-manipulation” présentée par Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois dans leur « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens » que je continue de commenter.

 

 

Vous avez acheté deux stylos plumes : le premier, bon marché, écrit très bien, ne bave pas et se tient bien entre les doigts. De plus, son look est moderne et correspond bien à votre personnalité. Le second, beaucoup plus cher, écrit mal, est trop gros entre les doigts et a un look des années 30… Lequel allez-vous utiliser ? Le second à plus de 50% de chances…

 

Surprenant, mais explicable… Encore un phénomène d’auto-manipulation…

 

 

Pour nous aider à comprendre ce phénomène à l’origine de « quelques ratés de notre vie quotidienne », nos deux auteurs donnent en exemple une aventure arrivée à leur héroïne, Madame O.

 

« Le repas était déjà bien avancé lorsque Madame O. et sa belle-sœur s’inquiétèrent de la façon dont elles allaient bien pouvoir passer leur soirée. Leurs maris étant en déplacement, elles pouvaient, pour une fois, en faire à leur tête. Et elles n’entendaient pas s’en priver. Elles hésitaient entre un important meeting de leur mouvement politique et le dernier film d’un cinéaste à la mode. L’intérêt du meeting résidait dans la prise de parole, vers 22heures, de monsieur Michel Brède qui devait fixer la stratégie et les objectifs de la future campagne électorale de MUL (le Mouvement d’Union Libérale de Dolmatie). Il résidait aussi, et peut être tout autant, dans la probabilité très élevée d’y rencontrer Alphonse et Antonin, ces joyeux drilles avec lesquels on ne s’ennuie jamais. Quant au film, Au nom de la robe, il témoignait des réelles difficultés d’insertion des jeunes infirmières dans les structures hospitalières dolmates. Cruelle alternative ! Si elles optèrent en définitive pour une soirée cinéma, ce n’est guère que parce que la belle-sœur de Madame O. disposait, ce soir-là d’une entrée gratuite. Les voilà donc assistant à l’un des films les plus assommants de ces dix dernières années : scénario languissant, dialogues insipides, sans parler de la bande son : inaudible !

 

« Rapidement la belle-sœur de Madame O. fit valoir qu’il était ridicule de perdre d’avantage de temps, le discours de monsieur Brède devant commencer d’ici peu. Mais Madame O., qui avait dû pour sa part payer son billet, répondit qu’une telle conclusion était un peu prématurée, et qu’à son avis, l’action ne tarderait pas à se dessiner. C’est ainsi, qu’après moult tergiversations, Madame O. assista seule, et jusqu’au bout, à la projection, bien que le fin du film fût plus décevante encore que le début le laissait craindre. »

 

Nous laissons Madame O. pour qui les aventures ne sont pas terminées lors de cette journée mémorable… Nous la retrouverons dans la prochaine “auto-manipulation”.

 

Dans cette première aventure, c’est parce qu’elle avait payé sa place (elle avait investi une somme non négligeable…) qu’elle a voulu rester.

 

 

Et voici l’explication : la dépense gâchée est « un phénomène qui apparaît chaque fois qu’un individu reste sur une stratégie, ou sur une ligne de conduite, dans laquelle il a préalablement investi (en argent, en temps, en énergie) et ceci au détriment d’autres stratégies, ou lignes de conduite plus avantageuses. »

 

Conclusion : comme pour l’escalade d’engagement, il faut se méfier des décisions de rester sur une stratégie ou une ligne de conduite qui ne répondrait pas à la logique. Mais c’est humain…

 

C’est le constat de nos auteurs après la présentation d’une expérience dans laquelle des étudiants devaient choisir entre deux séjours de ski pour lesquels ils s’étaient inscrits le même week-end par erreur et bien sûr, le séjour le moins intéressant était le plus cher… : « Un consommateur rationnel choisirait le Wisconsin [le WE le plus intéressant]. L’argent des deux week-ends étant de toute façon dépensé, ce consommateur se trouve dans la situation de quelqu’un qui doit effectuer un choix entre deux possibilités qui lui coûtent le même prix : 100 dollars + 50 dollars, soit 150 dollars. La sagesse veut alors qu’il choisisse celle qui présente le plus d’avantages pour lui. C’est d’ailleurs ce qu’impliquent les théories économiques. Ces théories présupposent, en effet, un décideur rationnel qui, connaissant les coûts et les bénéfices de chaque action possible, ne manquera pas d’opter pour celle qui correspond à l’utilité ou à l’intérêt maximum. »

 

Voici en effet, les résultats de cette expérience : « de nombreux étudiants interrogés par Arkes et Blumer ne se montrèrent pas plus rationnels que Madame O. puisque, contre toute logique, la majorité d’entre eux (54%) optèrent pour le Michigan, c’est-à-dire pour le week-end le plus cher et non pour le Wisconsin, le week-end le plus prometteur. »

 

Lorsqu’il décide, l’homme n’est pas toujours (jamais ?) rationnel… Non seulement il a des sentiments qui interfèrent dans ses décisions, mais en plus, il s’auto-manipule…

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