La soumission et la manipulation… (2)
« Il n’est guère que deux façons efficaces d’obtenir de quelqu’un qu’il fasse ce qu’on voudrait le voir faire : l’exercice du pouvoir (ou des rapports de force) et la manipulation. »
C’est ce qu’affirment Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois dans leur livre « Le petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens ».
Après avoir abordé dans un précédent billet le problème de l’exercice du pouvoir, venons-en à la manipulation.
La transition entre l’autorité et la manipulation est toute trouvée par nos deux auteurs :
« Malheureusement, tout le monde ne dispose pas du pouvoir suffisant, ou des moyens de pression nécessaires, pour obtenir ce qu’il souhaite d’autrui. Des esprits chagrins avancent même que ceux qui en disposent ne sont qu’une minorité. Est-ce à dire que, dans leur grande majorité, les gens n’attendent rien de personne ? Certainement pas. Plus souvent qu’on ne le dit, nous souhaitons voir se comporter d’une façon déterminée (et avantageuse pour nous !) des gens sur lesquels nous n’avons ni pouvoir, ni moyens de pression. Il peut même arriver que nous ayons envie de voir notre patron rompre avec ses habitudes. Bien sûr, on peut alors se contenter d’une simple requête, voire s’en remettre aux aléas de l’argumentation ou de la séduction. Mais reconnaissons que ces stratégies d’argumentation ou de séduction requièrent des compétences ou des attributs que tout le monde n’a pas. Argumenter relève d’un art difficile et ne séduit pas qui veut. Il est, d’ailleurs, bien connu que ces compétences et attributs nécessaires à la persuasion et à la séduction sont, la plupart du temps, l’un des privilèges des positions sociales et statutaires les plus confortables : s’il est courant de voir un P.-D.-G. ventripotent convaincre ou séduire l’un ou l’une de ses subordonnés, il est plus rare que l’inverse se produise. Aussi, argumentation et séduction ne sont-elles pas pour l’homme de la rue les moyens les plus sûrs de parvenir à ses fins. »
La conclusion vient d’elle-même :
« Que faire alors, sinon manipuler ? La manipulation reste, en effet, l’ultime recours dont disposent ceux qui sont dépourvus de pouvoir ou de moyen de pression. Elle présente, en outre, l’avantage de ne pas apparaître comme telle, autrui ayant le sentiment d’avoir agi librement sur la base de ses idées ou de ses valeurs, ce qui est moins négligeable qu’il n’y paraît de prime abord. »
Et nos auteurs donnent un exemple de manipulation dans le management qui va nous permettre d’aborder un problème fondamental du management actuel :
« Un formateur de nos amis nous avouait utiliser deux arguments distincts pour vendre ses stages de formation au commandement ou à l’animation de groupes de travail. Aux contremaîtres, il proposait d’acquérir un mode de commandement plus humain et plus adapté aux motivations nouvelles des travailleurs, plus responsabilisant, jouant la carte de l’autonomie. Tout autre était son discours à l’égard des dirigeants. A ces derniers, il proposait un mode de gestion du potentiel humain dont il pouvait garantir qu’il ne modifierait pas pour l’essentiel le comportement des subalternes mais qui présentait l’avantage de donner aux gens le sentiment d’avoir eux-mêmes décidé ce qu’ils font, ce qui constitue encore la meilleure façon de stabiliser les modes de fonctionnement de l’entreprise. »
Dans La Tribune du lundi 03 mai dernier, il y avait un long article dont le titre m’avait interpellé alors que je préparais ce billet : « Des employés responsables et libres de décider sont plus productifs »…
Il s’agissait de l’interview d’Isaac Getz, « professeur à ESCP Europe, lauréat du prix académique de Syntec Conseil en Management », qui a publié un long article dans la revue « California Management Review, vol. 51, n° 4, summer 2009 » intitulé : « Liberating Leadership : How the Initiative-Freeing Radical Organizational Form Has Been Successfully Adopted ».
Les quinze entreprises étudiées par Getz manipuleraient-elles leur personnel pour qu’il soit plus productif ?
Je reviendrai sur l’article de Getz, mais pour le moment, je retiens une de ses réponses faite à La Tribune.
A la question « Les Freedom Inc. Sont-elles plus performantes ou plus rentables ? », il répond : « Oui, bien sûr. D’abord parce que l’effectif est mobilisé pour faire tourner l’entreprise, pour qu’elle satisfasse les besoins de ses clients et de ses partenaires. Concrètement, cela se traduit par moins, voire pas de rebuts, pas de perte d’efficacité ou de productivité, plus de créativité et donc, au final des résultats plus performants. Les dirigeants des Freedom Inc. ne sont pas des philanthropes, ils adoptent ce modèle d’organisation, car il est bon pour la croissance de l’entreprise. »
Un certain nombre d’articles et de livres commencent à remettre en cause les pratiques du « management participatif », comme étant des pratiques manipulatoires.
Par exemple dans son livre « Extension du domaine de la manipulation », Michela Marzano écrit :
« La perversion du management ne consiste-t-elle pas à faire volontairement adhérer les salariés à leur propre asservissement ? »
Et Jean-François Dortier commentant ce livre dans “Sciences Humaines” de mars 2010 écrit : « Cet essai au vitriol contre les pièges du nouveau management reprend une analyse désormais bien rodée. Depuis trente ans, un nouveau mode de management s’appuyant sur les valeurs d’autonomie, d’individualisme et l’épanouissement aurait réussi cet exploit : supprimer la domination hiérarchique au profit d’une domination invisible. Les salariés, en quête d’autonomie, de responsabilité et d’épanouissement, seraient devenus les victimes consentantes d’une “nouvelle servitude” ».
Tout cela ne serait-il au final qu’une opération de manipulation savamment orchestrée au service de la productivité des entreprises ?
J’ai pratiqué cette forme de management participatif et en ai été un fervent supporter… Ai-je manipulé ? A l’insu de mon plein gré ?
Avant d’aborder les différentes techniques de manipulation, il faut répondre à cette question qui devrait interpeler tout manager…
Reprenons d’abord la définition de la manipulation donnée par Joule et Beauvois : « obtenir d’autrui qu’il fasse de lui-même ce qu’on souhaite le voir faire en utilisant des moyens détournés ».
Selon cette définition, il semble bien que rendre les employés responsables et libres pour qu’ils soient plus productifs relève de la manipulation…
Par contre, rendre les employés responsables et libres parce qu’ils sont des hommes et que c’est une marque de respect de ces hommes, et que par surcroit, cela les rend plus productifs, ce n’est pas de la manipulation.
La limite entre manipulation et respect des hommes est très faible, voire nulle. Entre respect et manipulation, ce peuvent être les mêmes actes. Pour un employé, c’est presqu’impossible de faire la différence. C’est d’ailleurs une caractéristique de la manipulation : la personne qui est victime ne s’en aperçoit pas.
La différence entre le respect et la manipulation est dans la motivation de celui qui agit.
Je prends un autre exemple vécu.
J’ai mis en place les ‘5S’ dans des usines que j’ai dirigé il y a une dizaine d’années. J’ai expliqué cette technique et formé moi-même l’ensemble du personnel.
Pour l’étape ‘rangement’ par exemple, j’aurais pu avoir le choix entre plusieurs attitudes :
- Décider moi-même des emplacements pour chaque matériel et l’imposer du haut de mon autorité : résultat peu efficace.
- Décider moi-même des emplacements pour chaque matériel, animer des groupes de travail et leur faire adopter les emplacements par moi décidés : résultat très efficace car les employés ont l’impression de décider eux-mêmes.
- Laisser le personnel décider de lui-même des emplacements, après leur avoir donné les règles de ce qu’est un bon emplacement : résultat très efficace, car les employés ont décidé eux-mêmes.
Les résultats entre la deuxième et la troisième possibilité sont identiques. Manipulation ou pas, c’est pareil. La différence ? J’ai obtenu ce que je voulais par la manipulation et c’est très efficace. Alors que dans le dernier cas, j’ai fait réellement confiance au personnel, persuadé qu’il était le mieux placé pour décider des emplacements où ranger le matériel utilisé tous les jours…
Mais il y a toujours une justice : un jour ou l’autre, les employés s’aperçoivent qu’ils ont été bernés et manipulés. Et à ce moment-là, c’en est fini de la confiance, et c’est encore pire qu’avant…
D’où l’échec de nombreuses méthodes dites “participatives” mises en place uniquement pour améliorer les résultats financiers et la performance de l’entreprise.
C’est certainement une cause de l’échec des cercles de qualité en France. Je l’ai vécu…
Conclusion, si je fais du participatif car cela va améliorer les résultats financiers de mon entreprise, c’est de la manipulation : je mets mes employés au service d’une cause (les résultats financiers) sous prétexte d’une autre (la responsabilisation), alors que je doute que mes employés se seraient “défoncés” pour mes résultats financiers…
Par contre, si je fais du participatif par respect de mes employés, ce n’est pas de la manipulation, et j’aurai vraisemblablement (mais ce n’est pas automatique) des résultats financiers meilleurs, car mes employés seront plus impliqués (c’est une conséquence).
Mais, je peux très bien avoir des résultats financiers (même à long terme…) si je ne responsabilise pas mes employés et si j’ai un style de management très directif, centralisé et “autocrate”, voire contre les hommes et femmes de l'entreprise... La preuve ? France Télécom…
Et pour finir avec l’interview d’Isaac Getz, il est dommage que ce dernier suggère que les entreprises qu’il a étudiées manipulent leur personnel, alors qu’il est vraisemblable que la plupart responsabilisent leur personnel par respect d’abord et qu’elles en récoltent ensuite les fruits. J’y reviendrai.