Petit Chef ou Vrai Patron ? (2)

Publié le par Bernard Sady

Après avoir présenté l’introduction du dernier livre de Robert Sutton « Petit Chef ou Vrai Patron », voici maintenant le commentaire du premier chapitre : « Le bon état d’esprit ».

 

 

Dans ce chapitre, Sutton commence par insister sur l’importance des chefs qui « tient à ce que la plupart des gens qui travaillent ont des supérieurs ou sont eux-mêmes des chefs, voire les deux simultanément. » Evident ? Oui, mais il est bon de le rappeler de temps en temps… Il est loin le temps où on parlait de remplacer les chefs par des “animateurs”…

 

Et « les chefs ont de l’importance pour tous ceux qui sont sous leurs ordres. Mais plus encore pour leurs subordonnés immédiats, qu’ils suivent et observent au plus près et dont ils évaluent chaque jour les mérites et les faiblesses. »

 

Donc, « la réussite ou l’échec de chaque chef dépend de son talent à gérer ces relations délicates et trop humaines. »

 

Il n’est pas étonnant que « la différence entre un vrai patron et un petit chef soit considérable ».

 

Et c’est tout d’abord au niveau du stress que cela se remarque : « travailler pour un vrai patron réduit les risques de crise cardiaque chez les salariés. »

 

Oui, mais ce n’est certainement pas le seul avantage, côté salarié…

 

 

Côté entreprise, les vrais chefs, en favorisant un bon climat de travail, arriveraient à des résultats supérieurs. Sutton cite à l’appui de cette affirmation plusieurs études, dont celle de Gallup qui semble la plus convaincante : « L’importance énorme des chefs transparaît dans les études conduites par une armée de chercheurs de Gallup, ces trente dernières années. Portant sur plus de 100 000 salariés dans 2 500 entreprises de divers secteurs, cette recherche montre que les “managers font l’entreprise”. Les supérieurs immédiats ont beaucoup plus d’impact sur l’engagement et la performance des salariés que le fait de travailler dans une entreprise considérée comme agréable ou, au contraire, pénible. Selon des études sur le même sujet, les vrais patrons jouent un rôle crucial dans la performance des salariés d’entreprises pourtant pourries. […] Gallup conclut que les supérieurs détestables sont la première raison pour laquelle 56 % des salariés ne se sentent pas concernés par leur travail et l’accomplissent comme des somnambules. Plus grave encore, les plus amers plombent les résultats de leurs collègues. Gallup a aussi constaté des différences frappantes entre les entreprises où les vrais patrons sont nombreux par rapport à celles où les petits chefs prédominent. »

 

Ici, Sutton fait une différence entre l’ambiance générale de l’entreprise et l’action de chaque chef. Il est certain que l’ambiance générale pèse sur chaque chef, qui lui-même peut pourrir la vie de ses subordonnés. Mais il reste un espoir, car même dans une ambiance générale extrêmement détériorée, un vrai chef avec une forte personnalité peut arriver à créer une bonne ambiance dans son équipe et obtenir d’excellents résultats de la part de ses subordonnés. A condition que le « système » ne le « mange » pas…

 

Ces constats semblent à première vue en contradiction avec la fameuse “loi des nazes” développée par Sutton dans le livre écrit en collaboration avec Pfeffer « Faits et foutaises dans le management ». Je rappelle cette fameuse loi : « La loi des systèmes foireux est plus importante que la loi des nazes ». Ce qui veut dire que même un bon chef ne peut réussir dans un mauvais système. Mais Sutton y reviendra plus tard.

 

 

Parmi tous les chefs, il y en a qui sont plus importants que les autres : « celui qui est à la tête de l’entreprise est encore plus important que les autres responsables. C’est le grand patron qui donne le ton du comportement de ses hauts responsables qui imprègne ensuite tout le système. »

C’est parfaitement exact et l’exemple ci-dessus du chef qui peut être un bon chef malgré un climat général détestable ne peut qu’être une exception.

 

Plus loin, Sutton insiste sur ce point : « La manière dont les hauts responsables traitent leurs subordonnés directs se répercute dans toute la hiérarchie et façonne la culture et la performance de toute l’entreprise. »

 

Et Sutton, après ces quelques pages fort documentées, en arrive à la conclusion : « les chefs ont une influence déterminante, particulièrement sur leurs collaborateurs immédiats. Ce sont les chefs, en effet, qui déterminent dans quel état d’esprit ceux-ci abordent leurs journées, s’ils sont heureux ou mal dans leur peau, s’ils sont performants ou non, s’ils ont la forme ou des problèmes de santé. »

 

Mais, « malheureusement, les chefs médiocres ou carrément odieux sont légion et il y a un gouffre entre les chefs les meilleurs et les pires. »

 

Ce que je retiens surtout, c’est l’importance primordiale des “grands chefs”. Si une multitude de “petits chefs” pullule dans leurs entreprises, c’est parce qu’ils ne sont pas des vrais chefs et qu’eux-mêmes ne sont que des “petits chefs”.

 

Après cette nécessaire mise en perspective sur l’importance des chefs, on peut se poser la question de savoir ce qu’est un vrai chef. Et c’est à cette question que Sutton va maintenant répondre.

 

« Les meilleurs chefs adoptent cinq principes qui sont les pierres angulaires d’une action  efficace. »

 

 

1er principe : « N’étouffez pas l’oiseau »

 

Sutton l’appelle la loi de Lasorda. « Tommy Lasorda a servi l’équipe de baseball de Los Angeles d’abord comme joueur, puis comme entraîneur et enfin comme dirigeant. […] Il a dit une fois : “Manager, c’est comme tenir un oiseau dans le creux de sa main : si on serre trop fort, on le tue ; si on ne serre pas assez fort, il s’envole.” » Cette loi « exprime parfaitement l’équilibre délicat que recherche tout vrai patron, entre autoritarisme et laxisme. »

 

En pratique, la première partie du délicat équilibre se traduit par le fait que « les chefs efficaces savent qu’il est parfois préférable de laisser leurs collaborateurs tranquilles. Ils comprennent qu’avoir toujours un œil sur eux est sans effet sur leur performance, voire la diminue, à l’opposé des obsédés du micromanagement, convaincus qu’une surveillance et une présence constantes stimulent les individus. » C’est pourtant une croyance fortement ancrée dans l’esprit de nombreux managers…

 

Sutton insiste : « Le meilleur management, c’est parfois moins de management ou pas de management du tout. »

 

Et pour appuyer son propos de manière très imagée, il cite « William Coyne, qui a dirigé la division Recherche & Développement de 3M pendant plus d’une décennie » : « Lorsque vous plantez une graine en terre, vous ne la déterrez pas toutes les semaines pour voir comment elle pousse. »

 

Par contre, il ne faut pas oublier la deuxième partie de la “loi de Lasorda” : « Il y a des moments où [les collaborateurs] doivent être aidés, guidés, orientés et pilotés de multiples manières. » Et les collaborateurs ont besoin de sentir qu’ils peuvent être épaulés et soutenus à certains moments cruciaux.

 

Après les années pendant lesquelles on ne jurait que par le “participatif” et qu’on mettait le “directif” au pilori, il est bien d’insister sur cet équilibre nécessaire : « Les chefs intelligents cherchent chaque jour le juste équilibre entre autoritarisme et laxisme. Ils sont attentifs aux moments ou aux situations qui  nécessitent d’exercer un peu plus ou un peu moins de pression, d’adresser quelques remarques bien senties, voire de hausser le ton, pour que leurs collaborateurs donnent le meilleur d’eux-mêmes (et inspirer par cette attitude le respect plutôt que le mépris). »

 

Cette attitude est différente de celle de “la main de fer dans le gant de velours”, qui tend à maintenir en permanence une pression, mais sans la faire sentir trop fortement. De nombreux managers préconisent cette attitude. Mais malgré le gant de velours, la main de fer risque d’écraser le pauvre petit oiseau. Sutton insiste au contraire sur le côté humain de cette main qui doit savoir laisser libre quand il faut et resserrer quand il faut.

 

 

2ème principe : « La ténacité atout gagnant »

 

Sutton définit d’abord ce qu’il appelle ténacité : c’est « la persévérance dans la réalisation des objectifs à long terme. » Et il précise : « La ténacité, c’est travailler avec acharnement pour relever les défis, continuer son effort et ne pas laisser l’équipe se décourager par les revers, l’adversité et les blocages. L’individu tenace aborde sa mission comme un marathon et son atout, c’est l’endurance. »

 

Cette ténacité s’accompagne du sentiment que nous pouvons toujours faire un petit peu mieux par « un petit effort supplémentaire ou en étant un tout petit peu plus créatif ».

Pas d’exigence exorbitante, ni de plan sur la comète, mais la volonté de faire tous les jours un tout petit peu mieux.

 

 

3ème principe : « Procéder par petites victoires »

 

Dans la lignée du principe précédent, Sutton défend la position des petites victoires à l’encontre des grands objectifs qui sont très loin, très difficiles à atteindre, voire inatteignables. C’est la méthode des petits pas.

 

« Avoir des objectifs et travailler avec obstination à les atteindre jour après jour est la marque des responsables tenaces. »

 

Il fait la différence avec les grands objectifs : « Les grands desseins donnent le cap et motivent les gens, mais n’avoir que des objectifs, c’est courir à l’échec. »

 

« La voie du succès est pavée de petites victoires. Aussi grand que soit le triomphe, il est toujours construit sur une suite de petits pas en avant. »

 

« Les meilleurs chefs découpent les problèmes en petits morceaux qu’ils présentent comme des tâches que les salariés peuvent mener à bien sans grande difficulté. Cette attitude tranquillise, inspire confiance et favorise une action constructive. »

 

 

4ème principe : « Attention au tandem toxique »

 

Dans ce quatrième principe, Sutton aborde un point très important, mais sous-estimé par de très nombreux chefs : les subordonnés regardent en permanence ce que font leurs chefs.

 

Pour appuyer son propos, il cite Kelley Eskridge « associé-gérant d’un cabinet de formation » et qui en fait une description très réaliste : « Si vous vous levez de votre bureau, on regarde où vous allez. Vous ne pouvez pas vous rendre aux toilettes sans que quelqu’un le sache. Ils vous observent lorsque le vice-président Fabrication sort de votre bureau et interprètent l’expression de votre visage. Ils surveillent pour voir si vous êtes plus aimable avec telle personne qu’avec telle autre. Ils apprennent à décrypter votre langage corporel – la façon dont vous tambourinez avec vos doigts sur le bureau lorsque vous êtes impatient, ou de lever les sourcils juste avant d’interrompre les explications de quelqu’un. Ils commentent votre comportement lorsque vous n’êtes pas là et ils attribuent une intention à chacun de vos gestes.

 

« Vous êtes constamment sur le radar de votre équipe. Ils entendent et voient tout ce que vous faites. »

 

Kelley Eskridge termine par deux très bonnes questions : « Est-ce que cela vous rend nerveux ? Pourquoi ne pas en profiter pour en prendre conscience ? »

 

Mais de très nombreux chefs « s’habituent à cette surveillance et se comportent comme si ils n’en avaient pas conscience. »  J’ajouterais que beaucoup de chefs n’en ont même pas conscience du tout… Les petits chefs se sentent tellement supérieurs, qu’ils ne peuvent imaginer que leurs subordonnés puissent émettre la moindre critique à leur égard…

 

Et c’est ce double effet que Sutton appelle le « tandem toxique ».

 

Pour l’illustrer, Sutton cite « l’expérience des petits gâteaux ». Il avait déjà parlé de cette expérience dans un de ses livres précédents, mais ici, c’est plus détaillé et donc plus intéressant. Et surtout, les leçons qu’il en tire sont plus pertinentes. Je cite intégralement.

 

Cette expérience a été « décrite par le psychologue Dacher Keltner et ses collègues.

« Les chercheurs ont réparti des étudiants par groupes de trois et leur ont demandé d’écrire un court article sur une question sociale. Deux des membres choisis au hasard, étaient chargés de le rédiger, et le troisième de l’évaluer et de déterminer le salaire des deux “travailleurs”. Pendant l’exercice, les chercheurs apportèrent à chaque groupe une assiette contenant cinq petits biscuits. Ils constatèrent alors qu’une once de pouvoir transforme les individus en gros porcs : non seulement “les chefs” prenaient sans vergogne un deuxième biscuit, mais en plus, ils mangeaient salement, sans fermer la bouche et en se couvrant de miettes. »

 

Voici la conclusion de Sutton : « Cette expérience illustre une constatation que l’on retrouve dans de nombreuses études. Lorsque les individus (quelle que soit leur personnalité) acquièrent du pouvoir, la domination sur autrui qu’il leur donne le droit d’exercer les conduit (1) à être davantage centrés sur leurs propres besoins et idées ; (2) à se soucier beaucoup moins de ce que les autres veulent et font ; et (3) à se comporter comme si les règles écrites et implicites que les autres sont censés respecter ne s’appliquaient pas à eux. »

« Le vrais patrons veillent constamment à ne pas tomber dans ce piège. »

 

Je suis complètement d’accord avec Sutton, même si pour un manager, il est difficile de reconnaître qu’on est parfois (souvent ?...) tombé dans ce piège… Comme pour le phénomène du “Sale Con”, on ne peut l’éviter à 100%. L’essentiel est d’en être conscient et de se corriger pour se rapprocher de ce qu’est un “vrai patron”.   

 

Sutton termine ce quatrième principe par « le conseil que David Packard donnait aux managers en 1958 » : « Surveillez votre sourire, le ton de votre voix, la manière dont vous regardez les gens, dont vous les saluez ; faites attention à l’utilisation de sobriquets, ayez la mémoire des visages, des noms et des dates. Toutes ces petites choses amélioreront vos relations avec autrui. »

 

Sutton ajoute : « Packard l’avait compris : vos subordonnés scrutent jusqu’aux plus innocents de vos gestes, et leurs réactions détermineront leur engagement envers votre personne et envers leur travail. »

 

 

5ème principe : « Les protégez-vous ? »

 

Sutton illustre ce cinquième principe par l’exemple du « lieutenant Donovan Campbell » qui « commandait la section de Marines “Joker One” à Ramadi » durant la guerre en Irak. « Il a fait d’énormes efforts pour protéger ses hommes, notamment en les soumettant à une entraînement intensif […]. Mais aussi en exprimant vigoureusement son désaccord lorsqu’il estimait que leur vie était mise en danger sans de bonnes raisons par la décision d’un supérieur. »

 

Sutton donne alors le récit d’un épisode particulièrement émouvant et significatif de ce que peuvent faire les mauvais ou les bons chefs : « L’un des pires jours de sa vie fut celui où sa section reçut l’ordre d’accompagner l’officier en second pour inspecter une école en construction, financée par le gouvernement américain. Campbell protesta parce que la zone était dangereuse et qu’il savait, par expérience, qu’un groupe de Marines et des véhicules stationnés en terrain découvert étaient une invitation à se faire attaquer par les insurgés. L’officier refusa de les écouter mais Campbell insista pour qu’il ne reste pas plus de dix minutes – et cinq seraient encore mieux – sur le chantier, parce que plus l’attente se prolongerait et plus les insurgés auraient de chance d’être informés à temps de leur présence et de les attaquer.

« L’officier accepta. Mais en dépit des supplications de Campbell pour qu’il regagne les véhicules après cinq minutes, il s’écoula encore presque dix minutes avant que l’officier ne revienne.

Lorsqu’il sortit enfin, il était suivi d’une vingtaine de petits enfants. C’est alors que les grenades commencèrent à pleuvoir et, selon les mots de Campbell, “le groupe d’enfants s’est désintégré dans les flammes et la fumée”. Dans le combat qui suivit et les efforts pour emmener les petits blessés à l’hôpital, un caporal eut les deux jambes arrachées et mourut peu après. »

 

La conclusion de Sutton est directe : « La plupart des chefs n’ont pas à aller jusqu’à de pareils extrêmes pour protéger leurs hommes. Mais c’est la marque distinctive des meilleurs de toujours chercher à le faire. […] Les vrais patrons se battent pour leurs collaborateurs, même à leurs propres dépens. »

 

 

Il reste une partie très importante concernant le rôle humain des vrais patrons. Ce sera pour un prochain billet.

Publié dans Relations humaines

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